Lettre de Jean


articles, l'Algerie l'independance / mercredi, août 14th, 2019

LETTRE de Jean et Martine LAULHERE (reçue par Elia le 28/10/63)

Datée du Dimanche 20 Octobre 1963

Chère Elia,

Tu as bien raison de nous bousculer un peu pour qu’on écrive. Depuis le 15 Septembre, je suis au collège technique : Maths. Dessin : je fais 8 heures de cours par jour au lieu de 4. Manque de professeurs.

Depuis Mercredi soir, changement de programme….je suis au lit avec une dysenterie amibienne. La maladie de ceux qui ont bouffé de la M….amibienne ! C’est assez rare dans la région, d’après le laboratoire. Faut la chercher, du moins la trouver. Bref, je me suis trouvé, en une demi-journée déshydraté et vidé, parait-il, de mon potassium ; ce qui se traduisait, en plus des coliques très dures, par des « fibrillations musculaires » : crampes assez désordonnées dans tout le corps. Moussa est resté jusqu’à 11h le soir à tenir ma tête, essuyer le vomi, redresser mes pieds qui se tordaient, m’amener aux WC…Martine n’en menait pas large. Elle courait voir les pharmaciens, docteurs, labo etc…

Tout ça me fiche au lit, au moment où il serait très bon d’être debout.

L’accélération de la révolution, en face des difficultés dont parle Ben Bella, est un phénomène bien réel. Boumediene (le menuisier-musicien) nous dit : « les gens ne parlent plus que du socialisme ». Son équipe de copains de l’orchestre ont décidé que leur instrument appartenait à tous… « Parce qu’autrement ce n’est pas le socialisme ».

Abassi a récupéré, pour  mettre les ex-cireurs, l’ex-cantine de l’Armée Française. Il s’est mis au boulot avec ses gosses pour réparer les choses cassées par les soldats avant le départ ; maintenant tout est réparé et repeint. Ils ont transporté les établis qu’ils avaient ici ; il y a plusieurs ateliers…ils ont récupéré pour  5 millions de machines à bois etc…l’ancienne soute à munitions que les militaires avaient fait sauter a été creusée et bétonnée : c’est maintenant une piscine, les gosses se baignent ! Ça a en plus, donné à Abassi (directeur du centre) et à ses moniteurs qui officiaient en cravate, l’occasion de montrer ce qu’ils savaient faire avec une pioche. Tu ne reconnaitrais plus Abassi : il a maigri, s’est laissé pousser la barbe, se balade en tenue de travail et avec le vélo de son concierge. Avec son équipe de moniteurs, ils ont décidé qu’ils travailleraient le samedi après-midi aussi « pour le socialisme »…ça doit paraitre bizarre, vu de France !

Il y a un nouveau voisin, ingénieur électricien français, 55 à 60 ans, qui vient d’arriver du Nord ; (je crois que c’est un communiste à sa façon de parler de la « politique gaulliste », et de ce qu’il fait). L’autre jour, il a dit à ses employés de l’EGA (Electricité) qu’il n’avait jamais travaillé avec une équipe qui travaille tant : « c’est plus des hommes, c’est des machines »…il parait qu’il donne l’exemple. L’autre jour en sortant du travail, il voit Abassi sur le chantier : « alors, on travaille après l’heure ? » Abassi qui a parfois son quart d’heure de boy scout, lui répond : « il faut bien, si on veut construire le socialisme ! »-vous avez raison ». Abassi était tout content…

Le scout qui était venu voir Martine pour le Croissant Rouge, dirige –au moins politiquement-EGA politique et rendement…Il nous dit que quand le travail se relâche, ils font une réunion pour parler du « socialisme, de l’Algérie, de Dieu » et que ça redémarre. Ça aurait été intéressant de savoir comment l’idée de Dieu intervenait là-dedans ; je ne lui ai pas demandé, c’était le lendemain de ma crise.

Il y a chez les algériens, du moins chez beaucoup, un cocktail idéologique, dans lequel, même nous qui commençons à connaitre beaucoup de gens, nous perdons notre latin…Alors, vu de la France…des notions de base ont pris une vigueur formidable et sont entrées dans le cœur et les tripes. En gros, c’est : la terre à ceux qui la travaillent, les usines aux ouvriers. Les notions d’impérialisme, de bourgeoisie, de camp socialiste, révolution socialiste etc…mais sur d’autres plans !… ?

Un copain, que tu connais bien, quitte son logement à cause des fantômes : les jnouns…on chahute notre copain et ses jnouns devant un autre, qui vient de réussir MGP-« s’il y a des jnouns, moi je n’y vais plus ». Quant à Moussa, il a demandé à aller habiter dans cet appartement ; mais une fois, il m’avait dit qu’il avait envie de voir des jnouns…tout ça n’est pas bien terrible et ne les atteint que de façon superficielle.

Tu attends surement que je te parle des derniers évènements.

La nationalisation de toutes les terres des colons était attendue par les gens, mais pas si vite…ça a été une explosion de joie ; mais en même temps, il fallait se cogner les problèmes bigrement nouveaux. Il était nécessaire de nationaliser vite ; la principale activité des colons était de transformer en fric ce qu’ils arrivaient à bazarder.

Au point de vue opposition, je ne réponds pas à Pierre Alchouroune : sa lettre date de plusieurs mois, et les évènements ont précisé ce qu’il me demandait. L’analyse de ses copains communistes est assez courante chez les libéraux français ; mais je n’ai jamais entendu de communistes avec ces positions ! Ceux-là n’ont surement pas pris contact avec des copains du P.C.A…on connait un gars à ORAN qui a à peu près cette position : il a quitté l’UGTA. Il se disait marxiste ; il faisait des brochures syndicales qui auraient été parfaites en France ; mais ici…. ! On y trouvait des phrases, comme : « la police, l’armée, la radio, la grande presse sont au service de la bourgeoisie ». On a essayé de lui dire ce qu’on pensait. (Ce type passe pour être un des brillants piliers de l’opposition !)

Ici, l’appel à la mobilisation volontaire de Ben Bella a eu un écho spectaculaire. On a souvent entendu les expressions comme : « le Peuple se lève », la Patrie ou la mort »…là on a appris que c’était possible et ce que cela voulait dire. Ces derniers jours on a eu l’occasion d’apprendre beaucoup sur les algériens, mais sur l’homme aussi. Tous les jeunes sont partis volontaires pour défendre la révolution socialiste ; alors que quand on est arrivés, la plupart ne connaissait même pas le mot.

Dans les villages où Martine a ses dispensaires, tous voulaient partir : « mais vous n’êtes pas guéri », disait Martine à un malade –je me soignerai là-bas ! Une vieille que Martine prend en stop lui dit : «  maintenant on est tous pareils…Ben Bella l’a dit, ça ne peut plus revenir comme avant. Kadir et son père (56 ans) se sont engagés, comme tous nos copains Abassi, Moussa, Ben Jellil, Boumediene et son cousin….ils pensaient tous à la mort mais ils y allaient. Ils attendaient, assis devant le trottoir de la sous-préfecture, pour se faire inscrire. Il y en avait 300 en permanence qui attendaient leur tour, comme s’il s’agissait de voter. Pour eux, la guerre est démystifiée : ils la connaissent bien, chaque famille a eu des morts. Il n’y avait rien de cocardier. « Bien sûr que j’ai peur de mourir m’a dit Boumediene-tous les jeunes, mais il faut être là-bas ». Moussa à qui je posais la même question m’a dit : quand on a payé quelque chose de très cher, on ne peut pas accepter de le perdre. Moi, je voudrais être dans le minage, comme mon frère ; et il m’a raconté comment son frère est mort. Les gars ont l’impression que ça va aller très loin. La plupart disent « ils ont les Américains, mais nous avons les Russes et les Chinois qui sont plus forts….ils parlent aussi du peuple marocain.

Il y a ici, une minorité marocaine très importante aux « Trois-Marabouts »sur 3000 habitants, 1000 marocains ; beaucoup sont dans la lutte et y étaient ; ils ont eu des morts. Mais on craignait qu’il n’y ait des difficultés ; les français avaient essayé et parfois réussi à les utiliser. Mais cette fois ça n’a pas été mal, et beaucoup se sont engagés.

Comme j’étais au lit, j’ai entendu la radio marocaine dans laquelle on citait à longueur de journée, un article de Robert Barrat dans T.C. et Gilles Martinet dans l’Observateur….je ne pense pas qu’en écrivant cela ils voulaient expressément défendre le régime qui permet à l’oncle marocain d’Abassi, à Fez, de gagner 300 à 400000 frs par jour en payant ses chauffeurs de car 17000 frs par mois, et ses fatmas 5000 ; ni empêcher l’alphabétisation et l’autogestion dans les fermes et les usines. Pas plus que ceux qui dénonçaient les massacres de Mélousa ne voulaient aider Massu !

Un communiste méchant dirait que, dès que les intérêts de la bourgeoisie sont fondamentalement menacés, tous ceux qui s’opposent à la bourgeoisie, sans l’avoir tout à fait quittée et sans avoir rallié tout à fait le combat des ouvriers et des paysans, tous ceux-là ont mal aux tripes, ils gémissent et sont déchirés. Ils veulent rester respectables et objectifs aux yeux de cette bourgeoisie. De fait, les articles de Martinet méritent bien la reconnaissance de cette bourgeoisie. Il dit, qu’il considère, lui, qu’il est opportun de dire ce qui ne va pas en Algérie et il ne s’en prive pas ! Quitte à en ajouter, pour compenser ce qu’il ne sait pas.

Face à cela, les Comités de Gestion se réunissent en congrès pour voir comment ça pourrait aller mieux, mais trouvent qu’ils ont déjà très bien travaillé. A tous points de vue : la récolte a « été sans précédent ». Il faut dire que le Bon Dieu a, lui aussi, donné du sien ! Face à cela aussi, les 3000 chômeurs du chantier des planteurs à ORAN, se sont portés volontaires pour défendre le socialisme, sans une seule exception, d’après un copain qui est responsable du chantier.

Nous avons reçu une lettre de Francois Dollé qui est à Alger, pour Renault. Il est arrivé le soir du meeting. Il nous dit « qu’il y avait une atmosphère formidable qui n’a pas baissée depuis. Les gens sont pleins de confiance dans l’avenir de l’Algérie ».

Je crois que s’il y a parmi les copains des gens qui peuvent et veulent aider ici, c’est le moment de s’en occuper ! Je crois qu’on pourra les aider efficacement. En tout cas c’est le moment.

Le 1er Novembre, après le Congrès des paysans, il va y avoir près d’Alger une « GRANDE FETE » qui doit rassembler 2 millions de personnes. Il y a un immense chantier de 500 camions entre autres qui préparent le terrain, des groupes folkloriques, théâtraux, films viennent de partout. Les Cubains sont déjà là. Nous irons avec les copains.

Tous ces temps-ci, les journaux français sont interdits en Algérie, sauf l’Humanité et Libération.

Essayez de nous écrire un peu. Nous n’avons pas de nouvelle des Verdier, Anjuère…nous allons écrire à Ginou ! Peut-être même avant la prochaine dysenterie !

Salut Elia, on embrasse tout le monde. Je laisse de la place pour Martine…

Les hebdos algériens, El Moudjahid et révolution Africaine sont-ils en France ? Ils le méritent !

Jean -Martine

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